« Livaine » de Manuel Anceau dans En attendant Nadeau (n°58 – 20 juin au 3 juillet 2018)

L’art contemporain contre la beauté

De nos jours, beauté et laideur constituent-elles un enjeu politique ? C’est autour de cette question fondamentale qu’Annie Le Brun va développer l’argumentation de son livre, Ce qui n’a pas de prix. Mais d’ailleurs, qu’est-ce qu’un « enjeu politique » en ces temps où tout est livré à la financiarisation absolue, jusques et y compris tout « ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur », je veux dire de la valeur excessive, abusive, artificielle, celle qui s’appuie sur la perversion de ce marché, spécialement forgé pour la circonstance.

Autour des livres :
Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix. Essai critique. Stock, 173 p., 17 €
Manuel Anceau, Livaine. Contes. Ab Irato, 128 p., 16 €

Extrait :

On s’accorde généralement à reconnaître que certains écrivains de la fin du siècle dernier – allons, allons, ce n’est pas si loin ! – ont apporté à la langue française quelques œuvres qui enrichirent la prose dont ils se servaient de fulgurances poétiques plutôt rares chez leurs contemporains. Citons parmi eux Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues ou André Hardellet, à qui André Breton pourra écrire un jour : «Vous abordez là, en conquérant, les seules terres vraiment lointaines qui m’intéressent et la reconnaissance que vous y poussez offre un nouveau ressort à tout ce que je me connais comme raisons de vivre ». Or, il se trouve que la beauté poétique, que l’on opposera à la beauté esthétique marchande plus haut dénoncée, c’est principalement chez deux auteurs très actuels qu’on la trouve, tous deux issus de la mouvance surréaliste, comme par hasard ; il s’agit d’une part de Jacques Abeille, dont les éditions Folio viennent de rééditer deux de ses fabuleux romans du cycle des contrées, Abeille dont j’ai déjà eu la chance de pouvoir parler jadis dans la défunte Quinzaine littéraire ; et d’autre part de Manuel Anceau, jeune auteur dont je souhaite vivement que la singularité qui est la sienne, et la puissance naturellement poétique de ses écrits, le placent au premier rang de ceux qui aujourd’hui comptent ! S’il avait déjà publié, il y a quelques années, deux courts volumes, je considère que l’apparition actuelle de son recueil de contes Livaine, aux éditions Ab Irato, constitue un véritable événement qu’il faut saluer sans mesure, la beauté qui s’en dégage servant d’antidote à la laideur ambiante !

Prenez « Livaine », justement, conte qui donne son titre à l’ensemble du recueil. L’histoire qui nous est racontée semble nourrie d’un certain nombre de souvenirs comme issus d’une vie où l’imaginaire et le réel seraient en perpétuelle connivence, l’un et l’autre se construisant des passerelles, des ponts submersibles ou des chemins de halage, le désir de se révéler à soi-même menant secrètement le propos. L’écriture qui préside à l’ensemble est tout à fait fascinante ; elle avance à coups de ruptures, de parenthèses, d’un jeu avec la ponctuation qui se fait rare de nos jours, et son mouvement fait penser à la lente apparition d’un cliché photographique dans son bain – comme au joli temps de l’argentique ! –, l’image complète de ce que véhicule la phrase n’apparaissant qu’à son aboutissement, son sens profond révélant alors tout ce qui se tramait en l’affaire.

Je crois savoir que Manuel Anceau écrit sans idée préalable, qu’il est dépendant des premières phrases et que, poussé par les mots, il avance à l’aventure, d’où cette manière de faire surgir personnages et situations quand il en éprouve soudain la nécessité, quand le langage parle et que l’inconscient est à l’œuvre. Il pourrait donc s’agir d’une sorte d’automatisme sous contrôle, la volonté du conscient puisant sans retenue dans les réserves de l’imaginaire.

Ainsi, l’histoire de « Livaine » va-t-elle s’articuler à partir d’un « présent » que fait un jeune garçon nommé Loupiot à cette toute jeune fille, une petite bête encore chaude qu’il vient de tuer, une bague – celle de sa mère disparue mystérieusement – qu’à nouveau Loupiot va lui remettre après l’avoir trouvée, une roulotte où il va la conduire : « Il m’aurait parlé d’un temple inca, que je n’en aurais pas été moins surprise : j’ai levé la tête et ce que j’ai vu ressemblait à ce point à une gravure coloriée, bien qu’aux coloris très estompés, que j’ai d’abord cru qu’on avait dressé là je ne sais comment une tenture, sorte de tapisserie médiévale où je n’aurais pas été étonnée de voir, à l’arrière-plan, se dresser sur ses pattes une licorne, aux yeux doux ». La bohémienne qui vit là va lui révéler quelques secrets de l’univers, où l’image de sa mère viendra jouer son rôle, et ses propos, où grondent les métamorphoses de la nature, vont très simplement déboucher sur ce fantastique supérieur qu’est le merveilleux, toute la magie de la vie y prenant source. Dirai-je qu’à cet instant, et au-delà des références littéraires, c’est au grand André Hardellet que l’on pense, tant la qualité de l’écriture et sa force poétique tracent un chemin qui s’éclaire sous nos yeux, au fur et à mesure que l’on avance ?

Dix autres contes figurent dans ce livre, dont je ne vous dirai rien pour vous laisser le plaisir extrême de les découvrir. On reparlera à coup sûr de Manuel Anceau, à moins que les chroniqueurs littéraires ne lisent que ce qu’on leur met sous le nez, sans savoir ressentir l’événement quand il se produit !

Alain Joubert