Notre ami Américo Nunes est décédé

Américo nous a quitté le 20 janvier 2024. Son ami Freddy Gomez lui a rendu un très bel hommage dans la revue A contretemps, « Américo Nunes, par privilège » que nous reprenons ici en partie.

« Tout finit par mourir
excepté la conscience qui témoigne pour la vie. »
René Char, La Provence point Oméga.

 » Il avait le goût sûr, Américo. En matière littéraire et poétique, d’abord. Je me souviens d’une de nos premières rencontres dans un bistrot de la parisienne rue Saint-André-des-Arts, coin Saint-Séverin, le « Café Latin », où les serveurs l’appelaient « Comandante ». Il y avait ses aises, le Comandante, et presque une table attitrée. Le « Latin », c’était comme son salon. Il y recevait. Ce jour, la conversation avait porté sur René Char. En y cherchant autre chose, j’avais tiré de ma besace et posé sur la table les Feuillets d’Hypnos. Américo prit le livre et, sans l’ouvrir, se mit à réciter une de ses notations – la 100e – d’une voix assurée : « Nous devons surmonter notre rage et notre dégoût, nous devons les faire partager, afin d’élever et d’élargir notre action comme notre morale. » L’embranchement était trouvé : « Personne ne comprend rien à René Char dans nos milieux. On le dit trop obscur, comme si, nous, nous étions clairs, comme s’il fallait être clair, comme si sa manière de raconter sa Résistance, celle que, lui, avait réellement faite, avec hauteur, questionnement et détermination, n’était pas la seule qui convienne. Il suffit de comparer avec d’autres pour comprendre que Char fut la conscience qui témoignait pour la vie. » Puis il se tut, Américo, but une gorgée de café et posa sur moi un regard d’affection : « C’est bien de lire René Char. »

« Nos milieux », pour lui, recouvraient un territoire de minoritaires de diverses écoles – assez vaste en nuances – se situant dans une sorte de galaxie anti-autoritaire allant des anarchistes chassés de la Première Internationale par son Conseil général, sous influence de Marx, aux « gauchistes » de la Troisième, dénoncés comme tels, par Lénine, grand contempteur de conseillistes et d’esprits « antiparti ». Cette galaxie, dont Américo était une sorte d’entomologiste mi-amusé mi-consterné, englobait, sous le terme de « gauches communistes » – il détestait l’appellation médiatico-policière d’ « ultragauche » –, tout ce qui, à ses yeux, et bien ou mal, avait contribué à maintenir vivants, contre tous les fossoyeurs de révolution, l’esprit d’utopie et la force critique de la subversion. Se définissant lui-même, toujours en souriant, comme « marxo-bakouninien », son inclinaison la plus profonde était triple : poétique, marxienne et anarchiste. Et tout ensemble, de quoi énerver les orthodoxes de toute chapelle.

[…] L’ombre illuminée de la vie, Américo l’a cherchée partout, dans le passage des jours, dans les amitiés qu’il semait, dans les combats qu’il épousa, dans les livres qu’il dévorait, dans les films qu’il voyait, dans cette constante affirmation que l’esprit d’utopie devait être sans cesse cultivé. Sur ce plan, comme sur beaucoup d’autres, il était radicalement du côté de Miguel Abensour, un autre de ses amis, qui voyait dans l’utopie la forme même de la politique et le lieu par excellence de l’émancipation. Une utopie qui fasse lien indissoluble avec la démocratie la plus directe comme seule possibilité de rompre avec la malédiction du pouvoir lorsqu’il est celui qu’exerce un homme sur un autre homme, et non pas la puissance de l’agir en commun de ceux d’en bas. Penser l’utopie, pour Abensour comme pour Américo, c’était d’emblée considérer comme juste, possible et souhaitable la possibilité d’une politique qui se manifeste par le refus pur et simple de toute domination. Le contraire d’un totalitarisme, donc, comme le susurraient tous les furétistes d’un temps funeste où, convertis au néo-libéralisme, les ex-staliniens qu’ils avaient souvent été se refaisaient une virginité universitaire dans le dépassement du même.

Freddy Gomez