Jacques Abeille, le semeur de regards
Patrice Beray
Poète, romancier, peintre, Jacques Abeille ne fait qu’une œuvre et elle est tout entière un appel à l’imagination créatrice. C’est de cela que nous entretiennent ses somptueuses Petites Proses plus ou moins brisées, prix Jean Arp 2015 de littérature francophone.
« Bien heureusement, il arrive à Jacques Abeille, au prosateur fort d’un lectorat de passionnés qu’il est devenu, de laisser paraître qu’il écrit des poèmes. Non que ses cycles romanesques, tôt entrepris si l’on songe aux Jardins statuaires (1982), son livre le plus connu, l’aient éloigné de quelque façon de l’imagination créatrice, c’est même tout le contraire.
Pour s’en aviser, il suffit d’ailleurs de se remémorer une « pensée » d’un de ses premiers titres, Le Plus Commun des mortels (1980) :
« l’homme serait la pensée de la nature ?
et la nature délire ; c’est cela que nous avons peine à penser »

Jacques Abeille qui porte un égal intérêt à la philosophie ne manquerait pas de faire valoir que c’est ce « principe créateur » de la nature – celui de la poïesis du romantisme allemand de Schelling – qui a toujours guidé sa main et ses regards.
Non sans quelque malice, et même avec un trésor de pensées à l’intention de ses fidèles lecteurs, c’est précisément cette intégrité créative qui lui permet de distinguer ses livres de poésie dans ses bibliographies les plus complètes en y accolant simplement la mention de « poèmes ». Car dans une œuvre tout entière fécondée par une pensée « imaginative », et très largement en prose, c’est là désigner sans autre effet, entre tous, ses livres de « poésie en poèmes ».

De cela, son récent livre de poèmes aux éditions Arfuyen donne la plus belle des illustrations, et dès son titre où on verse comme dans « la prose coupée » d’Ovide : Petites Proses plus ou moins brisées.
Clé verticale de l’imagination, la métaphore (titre du poème cité ci-après) y règne de bas en haut, et on peut en remonter le cours, dans un temps et un espace réversibles :
Elle disait :
les poètes sont toujours déçus
ni gais ni tristes
déçus
un instant elle a masqué mes yeux
je voyais une fournaise sous ses pas de lynx
la neige
ma gisante
Cette clé ouvre au sentiment profond de présages qui l’anime puisque c’est ainsi qu’il se saisit du mouvement du poème, d’une intériorité vers l’autre, au monde :
J’espère
pour l’enfance
j’écoutais le cœur des arbres
ils répondaient l’oubli est impossible
les fruits sont mangés de bonheur
tous les oiseaux meurent dans leur chant
errer
retenir un hurlement
Par son attachement au surréalisme, Jacques Abeille est un poète suffisamment rare dans le paysage actuel de la poésie de langue française pour y prendre, de son vivant, figure intempestive, au sens de Nietzsche et, revendiqué, de Nerval :
« mon œil tourne
et je ne sème que des regards »
Son présent qui passe, aussitôt d’être, peut dérouler ses vagues de silence jusque dans la mémoire des yeux :
Passe dans le lac de tes seins aux alarmes effacées
la pierre vois-tu m’a repris
passe dans tes cuisses en larmes de blé nues
passe dans ton ventre en chevet de fièvres
passe en toi-même sans reconnaître
ton ignorance au visage d’île
le vacarme
les mille voix sanglantes de la terre
pour jamais ont muré le mutisme
je joue à dépayser les fourmis
je ne joue plus
*
Passe dans l’aube blanche de ton sexe
passe
et je ne t’aurai rien dit
*
L’œuvre imaginative de Jacques Abeille s’aventure par les romans du Cycle des contrées (voir ici), et par ailleurs : Brune esclave de la lenteur (éd. Ab Irato, avec des sérigraphies de l’auteur) et D’Ombre (aux éd. des Vanneaux, avec des encres de Pauline A. Berneron).

Petites Proses plus ou moins brisées est paru dans la coll. « Les cahiers d’Arfuyen » (128 p./12 €) à l’occasion de l’attribution à Jacques Abeille du prix Jean Arp de littérature francophone 2015 (parrainé par l’université de Strasbourg et placé sous l’égide d’Eurobabel). Le prix Jean Arp 2016 vient d’être attribué à Petr Král (il n’est pas interdit de voir ici, en toute fin de ce billet, un insolite présage à ces célébrations croisées…).